Benoît Peeters raconte « Le Retour du Capitaine Nemo »
François Schuiten et Benoît Peeters, auteurs de la célèbre série de bande dessinée Les Cités obscures, ont choisi avec le compositeur Bruno Letort d’impliquer l’Ensemble Sillages et le chanteur Xavier de Lignerolles sur cette nouvelle création multimédia qui met en lumière les figures mythiques de Jules Verne.
Benoît Peeters s’est prêté au jeu de l’interview pour témoigner de la genèse du projet.
Pourquoi avoir choisi avec François Schuiten de raconter l’histoire du Capitaine Nemo et du Nautipoulpe ?
Nos liens avec Jules Vernes remontent pour François et moi à l’enfance. François est par ailleurs fasciné par les objets anciens et les belles reliures. Par le passé, nous avons déjà fait de nombreuses allusions à Jules Vernes dans d’anciens opus des Cités obscures.
La Cité d’Amiens a passé commande à François d’une structure monumentale en bronze qui sera inaugurée en mars 2025 devant la gare sncf. La ville où Jules Vernes a vécu plus de trente années voulait nous relier à l’écrivain par un autre imaginaire que des rues baptisées à son nom où aux titres de ses romans. Des ateliers rares et spécialisés soutiennent François dans l’entreprise de construction du Nautipoulpe, qui est un animal-machine.
Pour répondre à cette commande, François a réalisé des dessins en liberté, en pleine page, issus de son imagination. Je les ai vus sur sa table de travail un jour et je les ai trouvés très beaux. Ce sont ces dessins qui ont guidé l’écriture du scénario du dernier opus des Cités Obscures. Le livre s’est construit petit à petit et rend hommage aux beaux objets que sont les livres de Jules Vernes, et notamment à deux romans mémorables, 20 000 lieux sous les mers et l’Île Mystérieuse. Le Capitaine Nemo y apparaît : un personnage fascinant par ses parts d’ombre. Le retour du Capitaine Nemo est déjà traduit en dix langues.
C’est l’envie de collaborer avec le compositeur Bruno Letort, et d’aller plus loin, en intégrant un chanteur et plusieurs instrumentistes à la narration qui est à l’origine du spectacle. Nous sommes aussi fidèles à Jules Vernes qui a été fasciné dès sa jeunesse par le théâtre et en a usé pour faire la promotion de ses livres. Par exemple, il y a eu une mise en scène du roman Le Tour du monde en 80 jours avec notamment un éléphant sur scène. Cet art de frapper les esprits a beaucoup fait pour sa propre célébrité. Notre objectif n’était pas de mettre en spectacle un roman de Jules Vernes mais de continuer nous inscrire dans sa lignée avec les techniques d’aujourd’hui.
Le rapport au dessin, dans la forme spectaculaire, est différent de d’habitude, car les dessins sont créés en live par François. La partie chantée, opératique, apporte une nouvelle dimension. J’endosse le rôle de narrateur en direct, en tant que récitant.
C’est un spectacle vivant, assez ouvert, qui ne s’adresse pas à celles et ceux qui sont spécialistes de bande dessinée ou de Jules Verne mais initie à découvrir un univers étrange. Le spectateur voit tout par le philtre d’un tulle placé à l’avant de la scène. Ce voyage curieux dure un peu plus d’une heure.
Qu’apporte la dimension musicale, et notamment le lyrisme du personnage principal interprété par Xavier de Lignerolles ?
Dans notre histoire, le Capitaine Nemo renaît et se demande ce qui lui arrive. Dans 20000 lieux sous les mers c’est un personnage négatif, misanthrope, qui se venge des personnages qui le pourchassent. Dans l’Île Mystérieuse il est plus humain. Quand il revient aujourd’hui, il doit apprendre à ne plus tout maîtriser. C’est quelqu’un qui se pose beaucoup de questions. Cet ancien homme de pouvoir doit s’habituer à un nouveau rôle et part à la rencontre de son créateur.
Xavier de Lignerolles, un merveilleux ténor lyrique, incarne parfaitement le Capitaine Nemo, d’une voix puissante. Il s’est même fait pousser une belle barbe qui fait penser au personnage ! Mon grand plaisir personnel est de doubler Nemo en tant que récitant sur scène. La partie chantée apporte une dimension plus ample et nous nous complétons. Le lyrisme traduit les épreuves initiatiques que le personnage traverse.
Lorsque nous allons jouer la pièce au Quartz, scène nationale de Brest les 17 et 18 décembre 2024, le spectacle connaîtra une évolution importante car pour la première fois nous serons accompagnés au plateau par un vrai ensemble instrumental, composé d’une équipe plus importante des musicien.ne.s de l’ensemble Sillages. Il y aura un autre équilibre sur le plateau, des sensations différentes à appréhender. C’est une adaptation forte, le spectacle prendra une pleine dimension par rapport aux représentations qui ont été données jusqu’ici. Ce sera une expérience unique !
Le plateau est un lieu où la musique est l’élément premier. La musique composée par Bruno Letort est contemporaine et accessible. Intégrer un ensemble instrumental élargi implique un gros travail pour proposer une expression musicale encore plus riche et complète.
La dimension technologique, avec la projection de dessins et de vidéos, qui fonctionne ensemble avec la musique, les parties narratives, chantées, et le dessin en live, donne une forme nouvelle, hybride.
Le Retour du Capitaine Nemo n’est ni un concert, ni un concert de dessin, ni du théâtre classique. Ce n’est pas non plus une super-production mais un rassemblement de talents au plateau.
Cette rêverie est difficile à décrire. Nous invitons à venir voir quelque chose de différent, une forme gardée vivante, où le risque et l’invention gardent leur place.
» La représentation à Brest proposera une expression musicale encore plus riche et complète. Ce sera une expérience unique ! «
Que dit le Retour du Capitaine Nemo de notre époque ? Quel(s) mythe(s) réactualise-t-il peut-être ?
Tout d’abord, le Capitaine Nemo est un personnage suffisamment puissant pour pouvoir être réinventé. C’est un personnage qui est rentré dans les mémoires, une légende à lui tout seul.
Ensuite, le Nautipoulpe est un être hybride très proche des recherches menées aujourd’hui sur les interactions entre les humains et les non-humains, à la fois dans la dimension animale et l’aspect machine. Toutefois, le Nautipoulpe, s’il interroge les rapports entre la mécanique et le vivant, n’est pas une Intelligence Artificielle et ne répond pas aux normes de l’époque.
Jules Vernes était un grand lecteur de revues scientifiques et nous souhaitons lui rendre hommage avec le savoir du XXIe siècle. Nous nous sommes beaucoup inspirés notamment des recherches de Vinciane Despret autour des poulpes.
Nous nous inquiétons des menaces qui pèsent sur les océans. En même temps l’exploration des fonds marins, qui rappellent les grands voyages interplanétaires, la beauté de l’espace et des ciels étoilés, fait partie des grands mythes qui imprègnent les imaginaires de nos civilisations. Le Nautilus inventé par Jules Vernes n’est pas du tout ridicule en regard des machines que les puissances militaires produisent aujourd’hui. C’est un monde fascinant et effrayant qui trouve de beaux échos dans la ville portuaire de Brest, où le monde de la mer et les sous-marins se côtoient. Nous jouons avec les angoisses car les menaces qui pèsent sur le personnage sont physiques. Ce sont des modèles archétypaux auxquels chaque génération peut s’identifer et ressentir.
Le Retour du Capitaine Nemo n’est pas un spectacle didactique, mais un voyage et une rêverie, qui croise les univers de Jules Vernes et des Cités Obscures. Il n’est pas particulièrement orienté jeunesse mais accessible à un public à partir de 8 ans. Il suppose en effet une capacité d’attention qui n’est pas pour les tout petits. Il n’est pas nécessaire de tout comprendre, l’essentiel est d’accepter de se laisser entraîner.
propos recueillis par Marie Bouchier